20
Rob nous a conduits chez lui.
Pas Greg, Hank et les autres. Eux, j’ignore complètement où ils sont allés. Enfin, ce n’est pas tout à fait exact – j’ai dans l’idée qu’ils ont filé s’en jeter quelques-uns derrière la cravate chez Chick, histoire de fêter la réussite de leur effraction d’une propriété gouvernementale, réputée pourtant aussi inviolable que la Zone 51 dans l’esprit de certains naïfs n’ayant clairement jamais fréquenté un des collés du dernier rang du lycée Ernest-Pyle.
Sean et moi ne nous sommes pas joints aux réjouissances. Nous sommes allés chez Rob.
J’ai été surprise de constater où il habitait. Une ferme, pas très grande, même si c’était difficile à juger dans l’obscurité, construite à peu près à la même époque que ma maison de Lumley Lane. Mais parce qu’elle était située du mauvais côté de la ville, personne n’avait pris la peine de venir y apposer une plaque la désignant comme monument historique.
Et pourtant, c’était une belle petite baraque, flanquée d’un porche devant et d’une grange derrière. Rob y vivait seul avec sa mère. Je ne savais pas ce qu’il était advenu de son père, et je n’avais aucune envie de m’en enquérir.
Nous nous sommes glissés très doucement à l’intérieur pour ne pas réveiller Mme Wilkins, licenciée de fraîche date de l’usine d’assemblage de pièces plastiques. Rob m’a indiqué que je dormirais dans sa chambre, puis il a rassemblé tout un tas de couvertures et de machins pour lui et Sean, qui logeraient dans la grange.
Perspective qui n’a pas semblé enchanter particulièrement Sean. Mais il était si fatigué qu’il avait du mal à garder les yeux ouverts. Il suivait Rob partout comme un petit zombie.
D’ailleurs, j’avais moi aussi tout du petit zombie, et j’éprouvais des difficultés à mesurer l’ampleur de ce que nous venions d’accomplir. Une fois déshabillée, je me suis couchée dans le lit de Rob et j’y ai réfléchi. Nous avons saccagé un bien immobilier appartenant à l’État, défié les ordres d’un colonel de l’armée américaine et détruit un hélicoptère.
Nous allions avoir de sacrés ennuis le lendemain matin.
J’étais néanmoins si épuisée que je ne suis pas parvenue à m’en inquiéter. J’étais beaucoup plus intriguée par les émotions bizarres que provoquait en moi le fait de coucher dans la chambre d’un garçon. Un garçon qui n’était pas un de mes frères, s’entend. J’avais aussi pas mal fréquenté l’antre de Skip – chez Ruth, vous savez –, qui n’avait rien à voir avec la piaule de Rob. Pour commencer, ce dernier n’avait accroché aucun poster de Trans Am aux murs. Ni planqué de Playboy sous son lit (j’ai vérifié). Et pourtant, cet endroit restait éminemment masculin. Genre draps à carreaux, par exemple. Pas de quoi rassurer une jeune fille de bonne famille. Mais son oreiller avait son odeur, ce qui était bon et très réconfortant. Je ne pourrais vous la décrire en détail, ce serait trop difficile. Contentez-vous de savoir qu’elle était agréable.
Malheureusement, je n’ai pas eu tellement le temps d’en profiter, parce que je m’étais à peine allongée que je me suis endormie. Et ne me suis réveillée que bien plus tard.
Il était environ midi. J’ai mis un moment à me rappeler où j’étais. Puis ça m’est revenu.
J’étais dans la chambre de Rob. Chez lui.
Et j’étais recherchée par le FBI.
Pas qu’eux d’ailleurs. L’armée des États-Unis était également à mes trousses.
Je n’aurais pas été autrement étonnée que les services secrets, les douanes et la gendarmerie de l’Indiana réclament aussi leur part du gâteau (moi, miam !).
Or, à la minute où j’ai ouvert les yeux, j’ai compris comment j’allais régler tout ça. Intéressant, non ?
Ce n’est pas tous les matins qu’une fille se réveille en sachant qu’elle est traquée par le bureau fédéral chargé du respect des lois de l’État le plus puissant du monde. Un instant, j’ai caressé l’idée de rester couchée pour savourer à fond la situation, mais j’étais comme qui dirait soucieuse de l’impression que cela produirait sur Mme Wilkins qui, si je la jouais fine, risquait de devenir ma belle-mère un de ces jours prochains. Ne tenant pas à ce qu’elle me prenne pour une grosse feignante, je me suis donc levée, me suis habillée et suis descendue au rez-de-chaussée.
Sean et Rob étaient déjà attablés dans la cuisine. Devant eux s’amoncelait une quantité pantagruélique de nourriture. Des tartines, des œufs au bacon, des céréales, et un bol rempli d’un machin blanc que je n’ai pas identifié. L’assiette de Rob étant vide, j’en ai conclu qu’il avait terminé son petit déjeuner. En revanche, Sean continuait à s’empiffrer. Si vous voulez mon avis, ce gamin n’aura jamais terminé de manger. Enfin, pas tant qu’il sera empêtré dans sa puberté.
— Salut, Jess ! a-t-il lancé quand je suis entrée.
Il semblait drôlement plus en forme que durant les dernières vingt-quatre heures que j’avais passées en sa compagnie.
— Salut ! ai-je répondu.
Une femme rondelette qui se tenait près de la cuisinière m’a souri. Elle était dotée d’une masse de cheveux rouges empilés sur le sommet de sa tête et retenus par une barrette, et ne ressemblait en rien à son fils Rob. Jusqu’à ce qu’un rayon de soleil franchisse la fenêtre sous laquelle était installé l’évier et n’éclaire son visage. J’ai alors pu constater qu’elle avait les mêmes yeux que lui, d’un bleu si pâle qu’ils paraissaient avoir la couleur du brouillard.
— Tu dois être Jess, a-t-elle dit. Prends une chaise et pose-toi. Tu les aimes comment, tes œufs ?
— Euh… brouillés. Merci, madame.
— Ils sont tout frais, a cru bon de m’informer Sean. Ils arrivent tout droit du poulailler. J’ai aidé à les ramasser.
— Ton ami Sean est un vrai petit fermier, a renchéri Mme Wilkins. Bientôt, il va nous traire les vaches, si l’on n’y prend pas garde.
Sean a rigolé. Je l’ai dévisagé, éberluée. Il avait ri. Avec un choc, je me suis rendu compte que c’était la première fois que je le voyais heureux.
Mme Wilkins a déposé une assiette devant moi.
— Tiens, mange ! J’ai l’impression qu’un bon petit-déjeuner campagnard ne te fera pas de mal.
Je n’avais encore jamais mangé d’œufs frais, et je craignais un peu qu’ils ne contiennent un fœtus de poulet à moitié formé. Ce n’était pas le cas. Ils étaient vraiment excellents, et quand Mme Wilkins m’a proposé du rab, j’ai accepté avec plaisir. Ce qui m’a donné l’occasion de découvrir que j’étais affamée. J’ai même goûté au machin blanc que la mère de Rob avait mis dans mon assiette. Ça ressemblait à la semoule de blé que mon père, petits, nous forçait toujours à avaler avant de partir à l’école, les jours de grand froid. Mais ce n’en était pas. C’était, m’a précisé Rob avec un sourire narquois, du gruau d’avoine. Dois-je vous rappeler que l’autre surnom des Cul- Terreux est Bouffeurs-d’Avoine ?
J’ai regretté l’absence de Ruth. J’imaginais sa tronche.
Après avoir aidé Mme Wilkins à laver la vaisselle, j’ai cependant décidé que la rigolade était terminée. Il était temps de passer aux choses sérieuses.
— J’ai besoin d’un téléphone, ai-je annoncé.
Mme Wilkins m’a aussitôt proposé d’utiliser celui de la cuisine.
— Non merci, ai-je décliné. Mieux vaut que j’aille dans une cabine, pour cet appel-là.
— Que mijotes-tu ? m’a demandé Rob en me dévisageant avec suspicion.
J’ai joué les innocentes.
— Rien qu’un petit coup de fil. Il y a une cabine, dans le coin ?
— Il y a celle près de la route, a réfléchi Mme Wilkins. Près de la supérette.
— Parfait. Tu peux m’y emmener, Rob ?
Il a acquiescé, et nous nous sommes levés. Sean aussi.
— Non, non, ai-je lancé. Pas question. Toi, tu restes ici.
— Quoi ? s’est-il exclamé, interloqué.
— L’endroit doit grouiller de flics à la recherche d’une fille de seize ans et d’un garçon de douze, ai-je expliqué. Ils nous repéreront au premier coup d’œil. Tu attends que je revienne.
— Mais c’est pas juste ! a protesté Sean, des trémolos dans la voix.
La moutarde a commencé à me monter au nez, mais au lieu d’envoyer paître le drôle, je l’ai pris par le bras et l’ai entraîné sur la véranda de derrière.
— Écoute, ai-je chuchoté de façon à ce que Rob et sa mère n’entendent pas, tu veux que les choses redeviennent comme avant, non ? Toi et ta mère, réunis, sans ton père sur votre dos.
— Oui, a-t-il admis, bougon.
— Alors, laisse-moi agir à ma guise. Et pour ça, j’ai besoin d’être seule.
Sean avait raison à propos d’une chose au moins : s’il n’était pas très grand pour son âge, il n’était pas pour autant petit. Je le dominais à peine, même. Voilà pourquoi il a réussi à me fixer droit dans les yeux et à me lancer, accusateur :
— Ce mec est vraiment ton petit copain, hein ?
Allons bon, qu’est-ce que ça venait faire sur le tapis ?
— Non. Je te le répète, nous sommes juste des amis.
— Bon.
Sur ce, il est rentré dans la maison, tout ragaillardi.
Non mais les hommes, je vous jure, je ne les comprendrai jamais !
Dix minutes plus tard, je me tenais devant la supérette, l’écouteur d’un téléphone antédiluvien plaqué sur l’oreille. J’ai composé le numéro. Soigneusement. O8OO-TEOULA.
J’ai demandé à parler à Rosemary.
— Salut, ai-je annoncé, c’est Jess.
— Jess ! s’est-elle exclamée avant de baisser d’un ton et de murmurer : Omondieu ! C’est vraiment toi ?
— Ben oui, pourquoi ?
— Toutes sortes de nouvelles contradictoires à ton sujet circulent, chérie.
— Ah bon ?
J’ai jeté un coup d’œil à Rob. Il était en train de faire le plein de l’Indian à l’unique pompe à essence. Nous n’avions pas regardé les informations, et Mme Wilkins n’était abonnée à aucun journal. J’avais hâte d’apprendre ce qu’ils racontaient sur moi.
— Lesquelles ? ai-je donc ajouté.
— Eh bien, il paraît que, cette nuit, un groupe de Hell’s Angels ont investi la base militaire de Crâne et vous ont enlevés, toi et le petit Sean O’Hanahan.
— Quoi ? ai-je braillé, si fort que Rob s’est retourné. Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé, me suis-je empressée d’expliquer. Ces mecs nous ont juste aidés à fuir. Sean et moi étions retenus là-bas contre notre volonté.
— En tout cas, ce n’est pas ce que raconte ce type… comment s’appelle-t-il ? Johnson, je crois. C’est ça. L’Agent Spécial Johnson a une tout autre version de l’affaire. Tu sais qu’ils offrent une récompense à qui te retrouvera ?
Hum, intéressant.
— Combien ?
— Vingt mille dollars.
— Chacun ?
— Non, seulement pour toi. Le père de Sean propose cent mille dollars pour son fils.
J’ai failli raccrocher tant j’étais écœurée.
— Vingt mille dollars ? Mais c’est minable ! Je ne vaux donc pas plus pour eux ? Les nuls. Tant pis pour eux, ils l’auront voulu. C’est la guerre !
— Je serais prudente, si j’étais toi, m’a conseillé Rosemary. Ils ont placardé des avis de recherche dans tout l’Indiana. La chasse à l’homme a commencé.
— J’en suis sûre. Bon, écoutez, Rosemary, j’aimerais que vous me rendiez un service.
— Tout ce que tu voudras, chérie.
— Transmettez un message de ma part à l’Agent Spécial Johnson.
Je lui ai expliqué en détail ce que je souhaitais communiquer aux autorités.
— D’accord, a-t-elle dit une fois que j’ai eu fini. Compte sur moi. Une dernière chose, Jess.
— Oui ?
— Tiens bon, chérie. Nous sommes tous avec toi.
J’ai raccroché puis suis allée rapporter à Rob les mensonges de l’Agent Spécial Johnson quant à mon prétendu enlèvement, sans parler de la récompense ridicule qu’ils offraient pour ma capture. Rob était aussi furieux que moi. Maintenant que nous savions que j’étais traquée, et qu’on faisait porter le chapeau aux Hell’s Angels pour ce qui s’était passé à Crâne, nous sommes convenus que ce ne serait pas une très bonne idée que je me balade dans le coin sur la moto de Rob. Nous sommes donc rentrés dare-dare chez sa mère. D’abord, j’ai quand même pris la peine de passer un deuxième coup de fil, d’une autre cabine, située près d’une autre supérette.
Mon père se trouvait à son poste habituel à cette heure de la journée. Le Joe est toujours bondé au déjeuner, à cause de la proximité du tribunal.
— P’pa ? C’est moi.
Il a manqué de s’étouffer avec le plat du jour qu’il goûte systématiquement.
— Jess ? a-t-il crié. Tu vas bien ? Où es-tu ?
— Bien sûr, que je vais bien. Et maintenant, j’ai besoin d’un service.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Où es-tu ? Ta mère et moi sommes morts d’inquiétude. Les types de Crâne disent que…
— Je suis au courant. Une bande de Hell’s Angels nous auraient enlevés, Sean et moi. C’est un ramassis de mensonges. Ces gars nous ont sauvés, plutôt. Tu sais ce que les Agents Spéciaux Johnson et Smith et ce colonel Jenkins voulaient faire de moi ? Un dauphin !
— Un quoi ? s’est étranglé mon père.
Rob m’a soudain donné un coup de coude dans les côtes. Me retournant, j’ai découvert, horrifiée, qu’une voiture de police de l’Indiana se rangeait sur le parking de la supérette.
— Écoute, p’pa, ai-je repris en baissant la tête. Il faut que j’y aille. Je te demande juste une petite chose.
Je lui ai exposé ce que j’attendais de lui. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il n’était pas très enthousiaste.
— Tu as perdu l’esprit, ou quoi ? s’est-il emporté. Jessica, je…
Aucun membre de ma famille ne m’appelle jamais Jessica. A moins qu’il ne soit particulièrement irrité après moi.
— S’il te plaît, p’pa, l’ai-je supplié. C’est vraiment important. Je t’expliquerai plus tard. Bon, je dois raccrocher.
— Jessica, je t’ordonne de…
J’ai coupé la communication.
Rob s’était prudemment éloigné pour éviter que les flics ne fassent le rapprochement entre lui et la jeune fille qui téléphonait. Apparemment, la stratégie avait fonctionné, car l’un d’eux m’a même saluée d’un hochement du menton avant d’entrer dans la boutique.
— Belle journée ! m’a-t-il lancé.
Dès qu’ils ont eu été hors de vue, Rob et moi avons filé. Nous sortions du parking, quand ces balourds se sont rendu compte de leur erreur et se sont précipités dehors. J’ai eu le temps de voir qu’ils se disputaient. La seconde d’après, ils bondissaient dans leur voiture et démarraient, toutes sirènes hurlantes.
Je me suis accrochée plus fermement à Rob.
— Nous avons de la compagnie, lui ai-je annoncé.
— Ça ne va pas durer, m’a-t-il rassurée.
Et en effet, tout à coup, nous avons quitté la route pour plonger dans un ravin, des buissons et des ronces déchirant nos vêtements au passage. Une fois en bas, nous avons suivi le lit d’une petite rivière dans un festival d’éclaboussures. Au-dessus de nous, la bagnole de police nous suivait tant bien que mal. Le cours d’eau n’a cependant pas tardé à s’éloigner de la route, et la bagnole de patrouille à disparaître au loin. Très vite, je n’ai même plus entendu sa sirène.
Lorsque Rob a enfin quitté le ruisseau et s’est arrêté en haut du talus, j’étais trempée jusqu’à la taille, et le moteur de l’Indian émettait de drôles de bruits. Mais nous étions sains et saufs.
— Tout va bien ? m’a demandé Rob.
J’essorais le bas de mon T-shirt.
— Génial. Je suis désolée, tu sais.
Accroupi près de la roue avant, il retirait les brindilles et les mauvaises herbes qui s’étaient emmêlées dans les rayons pendant notre fuite éperdue.
— Désolée de quoi ?
— De t’impliquer dans tout ça. Je n’ai pas oublié que tu es en période de mise à l’épreuve. Cacher une paire de fugitifs est la dernière chose dont tu as besoin. Que se passerait-il s’ils te prenaient la main dans le sac ? Ils te colleraient sûrement en prison en jetant la clé. Enfin, tout dépend évidemment de la raison pour laquelle tu as été condamné à cette mise à l’épreuve.
Il s’était déplacé au niveau du pneu arrière. Levant la tête vers moi, il a plissé les yeux. Le soleil éclatant accentuait les arêtes de son visage.
— T’as fini ? a-t-il lancé.
— Fini quoi ?
— D’essayer de m’embobiner pour que je te révèle la raison pour laquelle je suis en mise à l’épreuve.
— Tu délires ? me suis-je indignée, poings sur les hanches. Je tâche seulement de te dire que je suis consciente du grand sacrifice que tu fais en nous aidant, Sean et moi, et que je l’apprécie à sa juste valeur.
— Ben voyons !
Il s’est redressé. Une des brindilles qu’il avait ôtées de la roue avait éclaboussé ses joues. Il s’est essuyé avec le bas de son T-shirt, hasard qui m’a permis de contempler son estomac. La vision de ces abdos parfaits soulignés par la mince ligne de poils sombres qui remontait à son nombril m’a quelque peu ébranlée. Ça a été plus fort que moi. Soudain, je me suis retrouvée sur la pointe des pieds en train de lui infliger un bouche-à-bouche dont il n’avait sûrement pas besoin. Voilà qui ne me ressemble guère, et jamais je ne me serais crue capable d’un tel geste. L’empire des sens, que voulez-vous…
D’abord, Rob a paru vaguement surpris, mais il s’est vite ressaisi et m’a rendu fougueusement mon baiser. Je me suis retrouvée en plein Blanche-Neige, le passage où tous les animaux des bois surgissent de la forêt et se mettent à chanter lorsque le prince charmant l’installe sur la selle de son cheval. Pendant une minute, ça a vraiment été ça. Mon cœur chantait exactement comme un de ces fichus écureuils.
Puis Rob a entrepris de désenlacer mes bras de sa nuque.
— Nom d’un chien, Mastriani ! Qu’est-ce que tu fiches, là ?
Réflexion qui, croyez-en ma parole, a eu le don de rompre le charme plutôt brutalement. Car enfin, jamais le prince charmant n’aurait prononcé des mots pareils. J’aurais d’ailleurs été folle de rage si je n’avais remarqué que sa voix tremblait.
— Rien du tout, me suis-je défendue, incarnation de l’innocence la plus pure.
— Eh bien, je te conseille d’arrêter tes riens du tout. Nous avons du boulot. Ce n’est pas le moment de batifoler.
J’ai aussitôt précisé que batifoler était une activité des plus attrayantes.
— J’ai assez d’ennuis comme ça sans que tu en rajoutes, a-t-il rétorqué en prenant mon casque et en me l’enfonçant sur le crâne. Et ne recommence jamais ça devant le môme.
— Quel môme ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Le môme. O’Hanahan. Tu es aveugle ou quoi, Mastriani ? Il est raide de toi.
Relevant la visière de mon casque, je l’ai dévisagé.
— Sean est raide de moi ? me suis-je exclamée, éberluée.
Cependant que, soudain, les questions que le moutard m’avait posées au sujet de Rob prenaient tout leur sens.
— Nom de Dieu ! ai-je soupiré.
— Comme tu dis. Il t’adore, Mastriani.
— Ah bon ? Eh bien, rien dans son comportement jusqu’ici ne le laissait soupçonner. Il t’a vraiment avoué qu’il m’adorait ?
Grimpant sur la moto, Rob a mis le contact.
— Mes propres sentiments ont peut-être tendance à brouiller les choses, a-t-il répondu.
Brusquement, les petits oiseaux et les écureuils se sont remis à chanter.
— Tu m’adores toi aussi ? ai-je insisté, aux anges.
Il a donné un coup sur mon casque. Ça a résonné à travers tout mon crâne et m’a bien vite ramenée sur terre.
— Monte, Mastriani, a éludé Rob.
Quand nous sommes arrivés chez lui, Sean et Mme Wilkins écossaient des petits pois en regardant l’émission de Ricki Lake[38]. À peine étais-je entrée que Sean m’a sauté dessus.
— Où étais-tu passée, Jess ? Tu as manqué quelque chose. Il y a un type, il pesait deux cents kilos, eh ben il est resté coincé dans sa baignoire pendant quarante-huit heures ! Si tu étais revenue plus tôt, tu aurais même pu le voir !
Si c’était pas de l’amour, ça ?
Ça allait être plus difficile que je l’avais pensé.